En analyse avec Freud
Par Alain Rubens, publié le 01/03/2010 à 10:43 - mis à
jour le 19/03/2010 à 12:10
In: „l’Express – livres“
Dans
ses cahiers, qui viennent d'être exhumés, Anna G. a consigné la thérapie
qu'elle a suivie pendant quatre mois en 1921. Un nouveau témoignage sur la
pratique du maître.
Anna G., une jeune psychiatre douée et tenace, formée à
l'exigeante clinique psychiatrique du Burghölzli en Suisse, débarque dans une
Vienne ravagée par l'inflation, la famine et l'agitation révolutionnaire, en
1921. Parmi les ruines de l'Empire austro-hongrois, elle est venue suivre une
analyse avec le professeur Freud. Elle se rend donc Berggasse, 19. Le maître, 65 ans,
appauvri par la guerre, s'est constitué une clientèle étrangère aisée. Freud
est intraitable : honoraires fixes, une séance quotidienne d'une heure, six
jours sur sept durant quatre mois. Intervention au pas de charge ? Non, une mise
sous pression. A cette époque, la cure, ce n'est pas pleurnicher sur ses états
d'âme.
Trois quarts de siècle ont passé quand la
petite-fille d'Anna G., Anna Koellreuter, psychanalyste, découvre les deux précieux
cahiers où sa grand-mère a consigné, non sans finesse, son analyse avec
Freud. Avril 1921-juillet 1921. Quatre mois décisifs et quatre-vingts séances,
denses, intenses. Freud, à l'attention guère flottante, suit les lignes de
fracture du conflit psychique de la jeune femme. Anna G., empêtrée dans
d'interminables fiançailles, s'est entichée d'un beau sculpteur mais elle
n'arrive pas à trancher. C'est avec un doigté d'archéologue que Freud sonde
le feuilleté psychique de sa patiente. La strate actuelle, c'est son indécision
amoureuse ; en dessous, c'est celle qui concerne ses frères ; et enfin, la plus
profonde, ce sont ses parents. "Avez-vous lu Fragment d'une analyse d'hystérie
: Dora" ? lui demande le maître. Oui, mais je n'en ai aucun souvenir,
pense Anna G.
Le transfert, premier moteur de la cure
"Votre rêve est une copie intégrale de celui de
Dora. Vous vous mettez donc à la place de Dora dont on sait bien qu'elle est
amoureuse de son père." Fermez le ban ! Freud met les pieds dans le plat.
L'écrasante référence à Dora, l'hystérique la plus célèbre de la
psychanalyse, tombe sur la tête d'Anna. "Je vous aime d'une façon si
indescriptible, comme jamais je n'ai aimé quelqu'un, me semble-t-il", déclare-t-elle.
"Il s'agit là du transfert sur moi de l'ancien amour, suggère Freud, et
du sentiment amoureux que vous éprouviez autrefois à l'égard de votre père.
La déception, la jalousie amoureuse, etc., viendront alors elles aussi."
C'est la question cruciale du transfert, premier moteur de la cure, que Freud
assume avec le plus grand sang-froid. "Cet amour pour votre père était si
démesuré que tout ce qui a suivi n'en était que le pâle reflet."
Une interprétation tirée par les cheveux ?
Suggestion, influence de l'analyste, voire autosuggestion ? Ce reproche,
longtemps, la psychanalyse dut l'essuyer. Mais l'aveu amoureux d'Anna G. porte témoignage
de ce que le noyau du conflit psychique a été touché dans le mille. A tous
ses détracteurs, Freud a répondu dans Constructions dans l'analyse (1937) :
"Sans me vanter, je puis affirmer que jamais un tel abus de la "suggestion"
ne s'est produit dans ma pratique analytique." Anna G., jeune femme de 27
ans, ne peut se déprendre d'un amour fantasmé pour son père. Elle se découvre
un tempérament donjuanesque, l'envie d'un pénis de séducteur, d'avoir un
enfant de son géniteur. "Les gens sont extraordinairement inventifs quand
ils s'abandonnent à leur inconscient", commente Freud. Ainsi le symbole, ce viatique du divan, cette aubaine du
psychanalyste en panne d'interprétation. A
ce compte, un parapluie signifierait le membre viril, et une boîte, petite de
préférence, l'intimité féminine. Autant prendre des vessies pour des
lanternes. C'est l'analysant, d'après Freud, qui fait la différence : "S'il
adhère à l'interprétation, c'est bien, mais s'il y contredit, ce n'est là
qu'un signe de sa résistance et il nous donne encore raison." L'interprétation
fait mouche si et seulement si l'analysant se sent touché au vif. En juillet,
Freud lui dit : "Vous êtes sous l'emprise du défi à vos parents."
Anna va gagner son autonomie psychique. "La petite G. est devenue
totalement transparente et, en fait, elle en a terminé : mais je ne peux pas
savoir ce que la vie va faire d'elle désormais", écrit Freud au pasteur
Pfister. En 1923, elle épouse son cher sculpteur et le couple aura quatre
enfants. C'est
bien le journal d'une mission accomplie !