DOCUMENT Samedi27 mars 2010 è Le Temps

 

Le journal d’Anna G., en analyse avec le professeur Freud

PAR AR ELÉONORE SULSER

En 1921, une jeune psychiatre zurichoise se rend à Vienne pour trois mois et demi de scéances quasi quotidiennes avec l’inventeur de la psychanalyse. Sa petite-fille publie aujourd’hui son journal retrouvé

Genre: Document

Réalisateurs: Anna Koellreuter

(sous la direction de)

Titre: Mon Analyse

avec le professeur Freud, d’Anna G.

Wie benimmt

sich der Prof. Freud eigentlich?

Langue: Trad. de Jean-Claude Capèle

Studio: Aubier, coll. Psychanalyse, 353 p.

 

«La présence de Freud dans la même pièce était plus importante que ce qu’il pouvait [me] dire.» C’est par une formule lapidaire de ce genre, ou par l’évocation d’un Freud tout simplement «affable», qu’Anna G., une jeune psychiatre zurichoise, devenue mère de quatre enfants, puis grand-mère, avait coutume d’éluder les questions de son entourage sur la fameuse analyse qu’elle avait suivie au cours du printemps et du début de l’été 1921 à Vienne avec le professeur Freud. De la même façon, à l’époque de sa cure, pressée par ses parents d’en dire plus sur le grand homme, la même Anna G., alors âgée de 28 ans, refusait de se confier sur cette part potentiellement célèbre de son intimité de patiente et de femme.

Voilà pourquoi la découverte, après sa mort, de deux cahiers de notes prises durant sa cure par Anna G., a plongé sa petite fille, Anna Koellreuter, elle-même devenue psychanalyste, dans le doute: «Comment publier le journal d’Anna G. tout en protégeant ma grand-mère?» s’interrogea-t-elle, puisque, écrit-elle dans son introduction, «je ne peux ni ne veux traiter ma grand-mère comme un «cas».

Une question, renforcée encore, sans doute, par la nature même de ces notes, finalement publiées en allemand en 2009 sous le titre Wie benimmt sich der Prof. Freud eigentlich? (Psychosozial-Verlag) et dont la traduction française, Mon Analyse avec le professeur Freud, paraît aujourd’hui. En effet, comme le fait remarquer Pierre Passett, qui signe, avec d’autres spécialistes, l’un des articles de commentaires qui accompagnent les notes d’Anna G., ce journal est l’un des rares témoignages disponibles de patients de Freud qui n’a été ni destiné à la publication ni remis en forme après coup à cette fin. Ces notes n’avaient apparemment d’autre usage pour Anna G. que celui d’un dialogue avec soi-même, un usage mémoriel ou de cristallisation. D’où l’intimité qui se dégage – malgré la relation des commentaires de Freud – des récits de rêves de cette jeune femme, de ses relations d’aventures amoureuses, d’expériences sexuelles. Ces deux cahiers présentent un témoignage lapidaire, décousu, incomplet. Toutes les séances, qui se sont tenues quasi quotidiennement d’avril 1921 au 15 juillet de cette même année, ne font d’ailleurs pas l’objet de notes. Certaines pages de ces deux cahiers sont restées blanches. C’est donc aux fragments d’une analyse que le lecteur a accès.

Anna Koellreuter, qui a dirigé la publication du journal de sa grand-mère, est parvenue, finalement, à contourner le dilemme qu’il lui posait en faisant appel au regard de spécialistes, psychanalystes ou historiens de la psychanalyse, capables de porter un regard savant sur ce document. Les contributions de Thomas Aichhorn, Karl Fallend, Ernst Falzeder, John Forrester, André Haynal, Ulrike May, Juliet Mitchell, Pierre Passett et August Ruhs éclairent ce texte brut, dressant notamment le décor de la Vienne de 1921, une ville au sortir de la guerre où des forces contradictoires s’affrontent, où l’on s’étripe violemment autour des représentations de La Ronde de Schnitzler, où l’inflation, la famine et la pauvreté gagnent. D’autres contributions développent ce regard sur Freud, vu du divan, en relevant ce que ce journal confirme ou infirme des méthodes freudiennes. D’autres encore insistent sur tel ou tel concept évoqué par Freud et noté par la patiente. André Haynal souligne pour sa part, au début de son intervention stimulante, la question centrale que la jeune Anna G. vient poser à Freud: dois-je ou non faire plein usage de ma liberté.

Et c’est peut-être là, dans cette question de la liberté et dans le portrait de jeune femme libre que tissent en creux ce journal et les commentaires qui l’accompagnent, que le lecteur, s’il n’est pas psychanalyste, trouvera le plus d’intérêt. Car, dans cette Vienne à l’ambiance tourmentée, on découvre, en l’auteure du journal, une jeune Suissesse remarquablement audacieuse amoureusement et intellectuellement (elle est psychiatre de formation), une femme décidée et curieuse. En proie à des fiançailles problématiques qu’elle hésite à rompre, elle se rendra seule à Vienne pour rencontrer le professeur Freud. Son analyse, quoique très courte, se résoudra semble-t-il dans le sens d’une plus grande liberté encore, puisqu’Anna G. finira par rompre ses fiançailles pour se tourner vers l’homme de son choix, menant ensuite une vie qui semble très heureuse.